(→ dans la tempête qui nous porte, p. 10‑11; → cinq poèmes à dire, p. 10‑11)
« Νῦν χρῆ μεθύσθην »¹
Alcée de Mytilène
Le poème tout’ tourn’ est le premier texte de mon premier recueil, recueil le plus vendu à ce jour. Étant peut-être ainsi le plus lu, il mérite bien un article.
La
première version, écrite vers 1990, commençait par
« Entrons !
entrons dans la gargote
Nous
fêterons jusqu’à demain […] »,
mais
pour un poème genre chanson à boire, ça me semblait manquer de
naturel. Ici au Québec, est-ce que j’inviterais quelqu’un à
prendre un coup en lui disant « nous fêterons jusqu’à
demain » ? Non. D’abord parce quand je parle j’utilise
le pronom « on » plutôt que le pronom « nous »,
et puis parce que le futur simple, « fêterons »… en
fait, vous savez bien, dans notre environnement oral québécois
(peut-être ailleurs je ne sais pas), une phrase affirmative exprimant le futur
est construite avec le présent du verbe « aller » suivi
de l’infinitif du verbe à conjuguer (« on va fêter »),
alors que la phrase négative utilise pourtant sans problèmes le
futur simple (« on fêt’ras pas »); puis finalement
quand le futur simple est utilisé dans une phrase affirmative, ça
ressemble plutôt à un ordre, à un impératif futur (« tu
f’ras l’ménage de ta chambre »)… un peu bizarre.
Donc le début du poème
est devenu
« entrons
! entrons don da’an
gargote
on
va fêter là jusqu’à d’main […] ».
| De meesterdronk (Le maître buveur) (détail) par Adriaen Brouwer |
Pas facile de refléter la prononciation québécoise dans un texte écrit. Entre autres, les nombreuses contractions qui créent des diphtongues ou des syllabes longues posent problème : comment les transcrire ? Par exemple dans le premier vers, « da’an » est une contraction de « dans la ». Avoir seulement supprimé « la » me semblait inapproprié puisque le son réellement entendu est un peu étiré par rapport à « dans ». J’ai donc opté pour « da’an » qui me semble plus exact (le soulignement indique qu’il n’y a qu’une seule syllabe, mais plus longue). Autres difficultés, les nombreux cas d’élisions (parfois à l’intérieur des mots comme dans « d’main »), ou même les inversions, comme « ej » à la place de « je ». J’ai donc souvent délaissé la norme orthographique pour prioriser la réalité orale, si importante dans la poésie.
Autre
caractéristique, tout’ tourn’ adopte la forme
ballade (mais pas tout à fait dans la dernière strophe). La ballade est une
forme fixe à quatre strophes, très utilisée il y a
quelques siècles, notamment par Christine de Pisan et par François
Villon. Chaque strophe se termine par un vers identique, c’est le
refrain. La quatrième strophe, l’envoi, est plus courte et
commence par une apostrophe. Ce type de poème présente trois rimes,
agencées ainsi sur les quatre strophes :
ABABBCBC ABABBCBC ABABBCBC BCBC².
Les
trois rimes utilisées dans tout’ tourn’ sont en « otte »,
en « in » et en « oule ». À remarquer que les mots
en « otte » (ou « ote ») ont souvent ici
une connotation triviale alors que ceux en « oule » évoque le
mouvement ou le changement.
Petite
anecdote : pour le quatrième vers de la deuxième
strophe, je me suis amusé à énumérer des noms de boissons d’une
seule syllabe en faisant exprès pour que ce soit très difficile à
prononcer,
« bièr’
rhum gin cidr’ kirsch scotch schnaps vin »;
effectivement c’est difficile – allez-y, essayez ! et sans bafouiller…
Or
donc, ma quatrième strophe ne respecte pas tout à fait la forme ballade. C’est
voulu. Au moment où le « rêve s’écroule », la forme
s’écroule : le troisième vers de cette strophe n’a que
quatre syllabes et sa rime est en « oule » (elle devrait
être en « in »), et le mot « rien » du
premier vers rime avec rien (le quatrième vers est manquant) (quoiqu’une rime interne en « in » au milieu du
deuxième vers rétablit un certain équilibre).
Ouf !
tout ça est peut-être bien intéressant mais… oublions
cette mécanique interne, laissons nous entraîner, tournebouler par
la poésie, comme par une musique qui vibre dans l’air affranchie
de la partition, oui, allons…
« entrons
! entrons don da’an
gargote
on
va fêter là jusqu’à d’main
qu’on
rie qu’on braille ou qu’on radote
tant
pis… pourvu q’nos verr’ soient pleins
[…] »
| Herberg met dronken boeren (Paysans ivres à l’auberge) par Adriaen Brouwer |
1
– « c’est maintenant qu’il faut s’enivrer »
2
– il y a différents types de ballades; il s’agit ici de la
plus simple
%20-%204r%20-%20(r).png)