vendredi 31 décembre 2021

tout’ tourn’

(→ dans la tempête qui nous porte, p. 10‑11; → cinq poèmes à dire, p. 10‑11)

 « Νῦν χρῆ μεθύσθην »¹
Alcée de Mytilène   

    Le poème tout’ tourn’ est le premier texte de mon premier recueil, recueil le plus vendu à ce jour. Étant peut-être ainsi le plus lu, il mérite bien un article.

    La première version, écrite vers 1990, commençait par
      « Entrons ! entrons dans la gargote

         Nous fêterons jusqu’à demain […] »,

mais pour un poème genre chanson à boire, ça me semblait manquer de naturel. Ici au Québec, est-ce que j’inviterais quelqu’un à prendre un coup en lui disant « nous fêterons jusqu’à demain » ? Non. D’abord parce quand je parle j’utilise le pronom « on » plutôt que le pronom « nous », et puis parce que le futur simple, « fêterons »… en fait, vous savez bien, dans notre environnement oral québécois (peut-être ailleurs je ne sais pas), une phrase affirmative exprimant le futur est construite avec le présent du verbe « aller » suivi de l’infinitif du verbe à conjuguer (« on va fêter »), alors que la phrase négative utilise
pourtant sans problèmes le futur simple (« on fêt’ras pas »); puis finalement quand le futur simple est utilisé dans une phrase affirmative, ça ressemble plutôt à un ordre, à un impératif futur (« tu f’ras l’ménage de ta chambre »)… un peu bizarre.
    Donc le début du poème est devenu
      « entrons ! entrons don da’an gargote

         on va fêter là jusqu’à d’main […] ».

De meesterdronk (Le maître buveur)
(détail) par Adriaen Brouwer

    Pas facile de refléter la prononciation québécoise dans un texte écrit. Entre autres, les nombreuses contractions qui créent des diphtongues ou des syllabes longues posent problème : comment les transcrire ? Par exemple dans le premier vers, « da’an » est une contraction de « dans la ». Avoir seulement supprimé « la » me semblait inapproprié puisque le son réellement entendu est un peu étiré par rapport à « dans ». J’ai donc opté pour « da’an » qui me semble plus exact (le soulignement indique qu’il n’y a qu’une seule syllabe, mais plus longue). Autres difficultés, les nombreux cas d’élisions (parfois à l’intérieur des mots comme dans « d’main »), ou même les inversions, comme « ej » à la place de « je ». J’ai donc souvent délaissé la norme orthographique pour prioriser la réalité orale, si importante dans la poésie. 

    Autre caractéristique, tout’ tourn’ adopte la forme ballade (mais pas tout à fait dans la dernière strophe). La ballade est une forme fixe à quatre strophes, très utilisée il y a quelques siècles, notamment par Christine de Pisan et par François Villon. Chaque strophe se termine par un vers identique, c’est le refrain. La quatrième strophe, l’envoi, est plus courte et commence par une apostrophe. Ce type de poème présente trois rimes, agencées ainsi sur les quatre strophes :
        ABABBCBC  ABABBCBC  ABABBCBC  BCBC
².
    Les trois rimes utilisées dans tout’ tourn’ sont en « otte », en « in » et en « oule ». À remarquer que les mots en « otte » (ou « ote ») ont souvent ici une connotation triviale alors que ceux en « oule » évoque le mouvement ou le changement.

    Petite anecdote : pour le quatrième vers de la deuxième strophe, je me suis amusé à énumérer des noms de boissons d’une seule syllabe en faisant exprès pour que ce soit très difficile à prononcer,

      « bièr’ rhum gin cidr’ kirsch scotch schnaps vin »;

effectivement c’est difficile – allez-y, essayez ! et sans bafouiller…

    Or donc, ma quatrième strophe ne respecte pas tout à fait la forme ballade. C’est voulu. Au moment où le « rêve s’écroule », la forme s’écroule : le troisième vers de cette strophe n’a que quatre syllabes et sa rime est en « oule » (elle devrait être en « in »), et le mot « rien » du premier vers rime avec rien (le quatrième vers est manquant) (quoiqu’une rime interne en « in » au milieu du deuxième vers rétablit un certain équilibre).
 

    Ouf ! tout ça est peut-être bien intéressant mais… oublions cette mécanique interne, laissons nous entraîner, tournebouler par la poésie, comme par une musique qui vibre dans l’air affranchie de la partition, oui, allons…
      « entrons ! entrons don da’an gargote

         on va fêter là jusqu’à d’ma
in

         qu’on rie qu’on braille ou qu’on radote

         tant pis… pourvu q’nos verr’ soient pleins

         […] »

Herberg met dronken boeren (Paysans ivres à l’auberge) par Adriaen Brouwer

1  –  « c’est maintenant qu’il faut s’enivrer »
2  –  il y a différents types de ballades; il s’agit ici de la plus simple

dimanche 26 décembre 2021

cygne noir

(→ dans la tempête qui nous porte, p. 82‑83)
« RARA AVIS IN TERRIS NIGROQVE SIMILLIMA CYCNO »¹
Juvénal, Satire VI   

    Le texte cygne noir ? Une bribe de récit venu on ne sait d’où, allant on ne sait où, un lambeau de logorrhée frénétique fonçant à bride abattue à travers les méandres de la pensée; et pas de virgules, pas de points, non merci ! juste des mots garrochés au fil de l’imprévu, de l’improbable. Bon mais quand même ! ça fait un peu brouillon, un peu non finito².
    Et de quoi ça parle au juste ? C’est qui lui ? et elle ? Où ça se passe ? quelle fontaine ? du rôti de porc aux canneberges ? quelqu’un a déjà cuisiné ça ? quelle haie de cèdre ? (Je n’en sais rien moi-même.) Puis voilà des noms de mathématiciens, de mathématiciennes qui déferlent, et… et brusquement, ça s’arrête – pouf ! – sur « cygne noir ». Voilà, c’est terminé, la bourrasque est passée. C’est tout.
    Ah au fait, un cygne noir c’est quoi ? En 1697, sur la côte ouest de l’Australie, des explorateurs néerlandais aperçurent avec étonnement des cygnes noirs. Or pour les Européens depuis bien avant qu’ils se nomment Européens, depuis Juvénal et vraisemblablement avant, pour les Européens donc, tous les cygnes étaient forcément blancs. Après cette… on ne dira pas découverte car les Aborigènes australiens avaient découvert l’Australie longtemps avant les Européens… après cette rencontre donc, le terme cygne noir en vint à désigner, dans le domaine des probabilités, un événement rare comportant trois caractéristiques principales :
    –    il est tellement improbable qu’il est perçu comme impossible;
    –    il a des conséquences démesurées;
    –    il est rétrospectivement considéré comme ayant dû être prévu.

    Cherchez des exemples, dans la grande ou la petite histoire, vous en trouverez.


1  –  « un oiseau rare sur terre comme un cygne noir »

2  –  l’expression non finito s’applique en général à des sculptures et parfois à des peintures ou dessins que l’artiste n’a pas terminés, par choix ou involontairement

jeudi 16 décembre 2021

présence

(→ dans la tempête qui nous porte, p. 60; → noce, p. 27)

    Sous le poème présence, que peut bien signifier la note de bas de page quelque peu énigmatique « avec des échos de Clair de lune de Paul Verlaine » ?

    Voici d’abord ce poème de Verlaine :
 
«                       Clair de lune

       Votre âme est un paysage choisi
       Que vont charmant masques et bergamasques
       Jouant du luth et dansant et quasi
       Tristes sous leurs déguisements fantasques.

       Tout en chantant sur le mode mineur
       Lamour vainqueur et la vie opportune
       Ils nont pas lair de croire à leur bonheur
       Et leur chanson se mêle au clair de lune,

       Au calme clair de lune triste et beau,
       Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
       Et sangloter dextase les jets deau,
       Les grands jets deau sveltes parmi les marbres.     »

    Or on peut remarquer que les huit vers de mon poème présence commencent par les mots des cinquième et sixième vers du poème de Verlaine :

«     Tout comme la cigale montre sa présence
       en chantant dans l’air bleu sa note de métal
       sur le mode […]
       mineur […]

       L’amour […]
       vainqueur […]
       et la vie […]
       opportune […]     »


   
Ce sont là les « échos» dont parle la note. 
    Mais pourquoi imbriquer les mots de ces deux vers dans un poème ? Pour le plaisir de construire sur une base existante, un peu comme dans un acrostiche¹, mais ici à partir de mots plutôt que de lettres. Et pourquoi ces deux vers en particulier ? Hé ! chanter « Lamour vainqueur et la vie opportune », quelle passionnante perspective !


1  –  acrostiche : poème ou strophe où les initiales des vers forment un ou plusieurs mots

mercredi 15 décembre 2021

l'objectif de ce blogue

     Au cours des dernières années, j’ai eu le plaisir de publier des recueils de poèmes et de nouvelles. À ce jour, environ cent soixante exemplaires ont été vendus; j’en ai aussi donné quelques-uns à mes proches. C’est un chiffre bien modeste, je l’admets. Toutefois, pour élargir cette aventure littéraire, je souhaite présenter ici quelques articles sur certains de mes textes, par exemple en évoquant les circonstances entourant leur création, en décrivant leurs particularités, du point de vue du fond et de la forme, ou en répondant à d’éventuelles questions; des sujets connexes devraient aussi être abordés…

     Dans plusieurs articles, des flèches (→) renvoient soit à des pages web soit à des recueils dont voici la liste :

          —  dans la tempête qui nous porte / poèmes nouvelles
          —  noce / poèmes
          —  Forficules et autres nouvelles
          —  cinq poèmes à dire